Des amendements, soutenus par le gouvernement, ont été ajoutés à la LPR. Ils prévoient une pénalisation du fait de « pénétrer dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement (…) dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement » et de permettre des « dérogations à la nécessité d’être qualifié » pour le recrutement des MCF ou PR.
Délit d’entrave ?
- Le texte semble être un cavalier législatif (amendement qui n’a aucun lien avec le projet ou la proposition de loi)
- Cet amendement ne respecterait pas le principe de la légalité (la notion de « bon ordre » est trop floue).
Suppression de la qualification par le CNU : rupture d’égalité ?
- Comme le texte est issu d’un amendement, il n’a pas pu faire l’objet d’une étude d’impact.
- Le texte porte possiblement atteinte au principe d’indépendance des professeurs d’université (Il s’agit d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, qui fait partie du bloc de constitutionnalité).
- Il y aurait une possible violation de l’égalité d’accès aux emplois publics et de l’égalité de carrière qui en découle.
Pour aller plus loin, vous pouvez lire notre argumentaire juridique détaillé ci-dessous
Sur le délit d’entrave
I Sur le délit d’entrave
A Moyen de constitutionnalité externe
Le texte présente les caractères d’un cavalier législatif. En effet le Conseil Constitutionnel (CC) invalide les dispositions d’une loi qui sont “sans lien avec le texte en discussion” ; actuellement la jurisprudence de référence est CC 19 janvier 2006 2006-532 DC (Déclaration de conformité). Il faudra apprécier en fonction notamment du titre actuel de la loi, qui a été étendu lors du passage en Conseil d’Etat, pour plaider le caractère de cavalier législatif ou non. Il est possible s’appuyer notamment sur l’exposé des motifs du texte.
B Moyens de constitutionnalité interne, violations de l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789
Texte en cause “Le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité en vertu de dispositions législatives ou réglementaires ou y avoir été autorisé par les autorités compétentes, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement, est passible des sanctions définies dans la section 5 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal. ” Deux moyens semblent s’offrir.
D’une part la question du principe de légalité.
Le principe est que le législateur doit donner les éléments constitutifs d’une infraction dans des termes « suffisamment clairs pour exclure l’arbitraire » (principe de clarté et de précision de la loi pénale, depuis la décision sécurité et liberté en janvier 1981). Le conseil est très vigilant sur ce point et s’il admet que la loi pénale puisse être éclairée par des textes réglementaires voire européens, il n’a jamais évidemment prévu que le principe de légalité puisse être satisfait par un appel à une circulaire complémentaire.
La notion de bon ordre semble bien floue. Elle existe dans le Code des communes. Mais au pénal, elle n’intervient pas, à notre connaissance, dans l’élément matériel constitutif d’autres infractions, ce qui permettrait au citoyen d’en connaître le sens précis. Elle rappelle certes la notion d’ordre public qui est habituellement employée, dans des expressions telles que le trouble à l’ordre public : par exemple, l’attroupement dans le but de troubler l’ordre public (issu d’une loi de 2012), qui a d’ailleurs fait l’objet d’une QPC. Celle-ci n’a certes pas passé le filtre de la Cour de cassation : mais la notion d’attroupement est définie par le texte, et celle d’ordre public est un concept juridique éprouvé auquel il est possible de donner un sens.
A contrario, le « bon ordre » se réfère à un état des choses relatif, qui paraît dépendre d’une règlementation intérieure (ainsi on utilise l’expression « bon ordre d’un établissement scolaire » dans la qualification qui sert de référence précisément pour la pénalité : art.431-22 et s.). Or aucune référence n’est faite à une quelconque règlementation qui serait, par exemple, un règlement intérieur d’une université. Le juge n’a donc pas de balise lui permettant de mesurer l’écart entre le trouble (d’ailleurs non réel mais seulement projeté), et l’état « normal » de fonctionnement de l’institution. On pense évidemment à l’interruption intempestive d’un cours ou d’une manifestation scientifique, d’une occupation (qui est déjà visée par les textes auxquels nous faisons référence)
En outre, si l’on regarde de près, cette expression n’intervient pas dans l’élément matériel, mais il constitue le dol spécial (le but recherché par l’auteur de l’infraction). ». Cette intention nous semble être une forme d’« animus hostilis », telle qu’on peut la rencontrer dans certaines infractions à la sécurité publique, ainsi l’espionnage (cf fasc Jurisclasseur Jean-François Dreuille)
Cependant, chaque fois qu’un dol spécial est défini, il devrait être caractérisé – pour répondre aux exigences de la légalité mais aussi de la matérialité – par un ou plusieurs faits matériels. A défaut, un risque d’interprétation arbitraire existe. Il conviendrait donc de demander au législateur d’insérer, à tout le moins, cette exigence de faits matériels que le juge devrait relever pour admettre l’intention de troubler ce fameux « bon ordre.
D’autre part, nous proposons aussi d’aller chercher dans le principe de nécessité/proportionnalité des peines.
S’il existe déjà une infraction similaire punie par une peine moindre, quelle est la nécessité dans ce cas précis de prévoir une peine supérieure ?
En outre, il est intéressant de relever quelques incriminations où l’on retrouve comme élément constitutif une intrusion menaçante ou potentiellement perturbatrice d’un intérêt fondamental :
- Intérêt national d’abord : l’intrusion sans autorisation dans un établissement intéressant la défense nationale ne vaut que six mois d’emprisonnement ; trois ans d’emprisonnement sanctionnent l’entrave au fonctionnement normal des services, dans le but de nuire à la défense nationale (art. 413-7 et 6): peut-on considérer comme équivalents une entrave caractérisée au fonctionnement et à la protection du matériel et des secrets de la défense, et une intrusion en réunion (= à plusieurs) dans un établissement sans même la caractérisation de quelconques violences ni dégradations (notons que la peine passe à cinq ans si l’auteur détient une arme) ? Un an aussi pour « Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ou d’entraver le déroulement des débats d’une assemblée parlementaire ou d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale » : l’on relèvera la précision de ce dernier texte, qui contraste fortement avec celui qui nous occupe ; et les troubles qu’il sanctionne sont-ils moins graves ?
L’assimilation avec l’intrusion dans un établissement scolaire ne prend pas en compte la présence d’enfants et de mineurs, plus fragiles.
- Intérêt privé ensuite, avec la protection du domicile, valeur essentielle (protégée par la CESDH en son article 8), dont la violation ne coûte qu’un an d’emprisonnement (art. 226-4).
Il faut rappeler fermement que « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (art. 5DDHC): qui d’autre que le Conseil constitutionnel peut mieux remettre en vigueur cet article, que met en cause la multiplication contemporaine des incriminations redondantes, ou basée sur des faits trop précoces dans le cheminement criminel (iter criminis) pour que l’on puisse parier hâtivement sur leur nocivité potentielle. « Ne réprimer ni plus qu’il n’est juste, ni plus qu’il n’est utile », écrivait Beccaria. Le Conseil constitutionnel est le gardien de cette double mesure.
En ce qui concerne la dérogation à la procédure de qualification par les CNU
II En ce qui concerne la dérogation à la procédure de qualification par les CNU
A Moyen de constitutionnalité externe.
Issu d’un amendement, te texte n’a pas pu faire l’objet d’une étude d’impact.
B Moyens de constitutionnalité internes
La violation du principe d’indépendance des professeurs d’université (Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : PFRLR) dont le CNU instance nationale impartiale constitue une garantie.
La violation d’un éventuel PFRLR. Il sera intéressant de noter que des membres éminents de la doctrine considèrent que le principe de qualification peut constituer un principe fondamental reconnu par les lois de la République /. Lire : madame la professeure V. Champeil Desplats : « Et si l’exigence de qualification nationale pour accéder aux corps des enseignants-chercheurs était un principe fondamental reconnu par les lois de la République ? » , Revue des droits de de l’homme novembre 2020. Disponible sur https://doi.org/10.4000/revdh.10618
La violation de l’égalité d’accès aux emplois publics et de l’égalité de carrière qui en découle (article 6 DDHC). Il serait intéressant d’établir des comparaisons avec la situation des magistrats qui présente des problématiques de carrière assez similaires. Par exemple, quand il s’est agi de créer des voies de recrutement multiples pour l’ENM, le 14 janvier 1983, le Conseil a pointé du doigt les nécessaires garanties dans le déroulement de la carrière pour les magistrats ainsi recrutés par voie parallèle. La crainte sera donc des voir des perspectives de carrière à plusieurs vitesses selon les modes de recrutements. Faire valoir un risque inégalitaire serait sans doute possible puisque le principe joue ” à l’intérieur d’un même corps”. Il est vrai que le conseil a admis une exception pour les enseignants chercheurs mais seulement parce qu’elle était transitoire (CC 6 aout 2010 2010 20 21 QPC – question prioritaire de constitutionnalité). L’inconstitutionnalité sur ce fondement a été reconnue pour le recrutement des praticiens hospitalier (CC 297 DC, 29 juillet 1991).
Enfin nombre de collègues juristes manifestent leur intention d’adresser au Conseil des mémoires selon la technique de ce que l’on appelle les “portes étroites”, en marge des saisines parlementaires une fois ces dernières déposées.
Pour Sup’Recherche-UNSA,
Isabelle Moine-Dupuis (MCF HDR, Droit privé, Université de Bourgogne-Franche Comté) et Virginie Saint- James (MCF HDR, Droit public, Université de Limoges).